mercredi 15 mars 2017

Du Shoegaze japonais.

Le shoegaze c'est un peu comme s'endormir la fenêtre ouverte dans un train durant une lourde journée d'été pour certain, ou somnoler dans la salle froide d'une clinique pendant une IRM pour d'autres. Le shoegaze c'est un mur du son (un bruit constant) et un chant ou des chœurs clairs/distants/éthérés, on y vise l'osmose. L'expérience est sensitive, abstraite, voire chamanique ou transcendantale. A l'origine, il y a un mouvement musical venu du Royaume-Unis, entre dream pop, gothique/post-punk, twee, et psyché. Un ensemble de groupe émerge à travers le label Creation Records de Alan Mcgee. Les plus connus sont Slowdive, My Bloody Valentine et Ride. Le mouvement prend de l'ampleur et des groupes des USA y souscrivent, il y en a même des traces en France. Le shoegaze a la particularité d’être une expérience esthétique "écrasante" donc introspective. Cette particularité vient de ses membres créateurs, des étudiants en littérature, art, musique qui consommaient des drogues douces et des psychotropes un peu comme dans les années 60 (ce n'est pas pour rien que la vague apparaît durant le Second Summer of Love). L'abstraction du shoegaze tente de retranscrire des expériences quotidiennes à travers le mystère d'un bruit constant, celui des pensées, de la ville, du vent, de la vie. Un peu comme dans la peinture de Turner ou la poésie de Thoreau, le shoegaze produit un son flou qui mettrait en évidence un sublime de l'expérience quotidienne. Cette écoute de soi et du monde, tout comme le lâcher prise face aux mystères des sentiments prosaiques résonneront fortement au pays du Yugen et du mono no aware. Au début des années 90, les japonais aussi ont commencé à regarder leurs chaussures pour appuyer sur les pédales qui exprimeraient les tréfonds d'un quotidien illusoire.

Les différentes facettes du mouvement japanoise à la fin des années 90 font qu'il existe des proto-groupes de shoegaze, plus exactement des proto-sons qui viendraient de groupe comme Zeni Geva ou de Keiji Haino. Mais pour ma part, la véritable expérience du shoegaze japonais commence avec Coaltar of The Deepers. Le groupe de Nackie (Nobuki Narasaki) s'inscrit dans le mouvement malgré ses digressions et ses expérimentations, le groupe a toujours revendiqué son origine shoegaze.

 
Le groupe suit le mouvement des groupes anglais et s'empare de la mélancolie urbaine, des dérives d'une jeunesse coincée dans l’onirisme de la routine. Mais contrairement aux groupes anglais, ils opèrent à faire muter le genre, comme beaucoup de mouvements occidentaux qui arrivent au Japon. Ils peuvent y ajouter une énergie plus punk voire métal.



 L'autre grand groupe qui marque le shoegaze japonais des débuts, c'est SUPERCAR. Le groupe de Koji Nakamura et Miki Furakawa tout droit venu de Aomori va marquer la musique alternative japonaise. SUPERCAR s’approprie le shoegaze et le pousse dans le cotonneux, le sucré, le plus lisse. Alors que COTD tentait d'injecter une énergie punk dans le mouvement, une sorte d'énergie plus sombre, SUPERCAR va prendre une autre voie, celle qui consiste à partir dans un doux flou, une mélodie flottante semblable à celle d'un vol spatial. Un autre groupe accompagne le mouvement, il est beaucoup moins connu, mais tout aussi intéressant, LUMINOUS ORANGE. Ce dernier semble continuer le geste de My Bloody Valentine. Concernant, SUPERCAR, Le son du groupe va rentrer dans l'imaginaire d'une génération qui ne s'en remettra jamais.




 Avec:
 
ou:


   

Puis le genre a muté ou du moins s'est greffé au courant du rock alternatif japonais dans les années 2000. SUPERCAR se sépare mais les deux membres éminemment du groupe, Koji et Miki vont suivre des carrières solo (avant de reformer le groupe LAMA en 2011). COTD ne sépare pas, mais son leader Nackie va explorer différentes voies et va aider des projets , faire de la musique de films ou même signer des opening d'anime géniaux. Beaucoup de groupes revendiquaient l'influence ou proposaient des chansons shoegaze. Il y a par exemple le groupe qui a marqué les années 2000, Asian Kung-Fu Generation (si ce n'est LE GROUPE des années 2000 au Japon) qui oscille entre garage, rock indé, shoegaze et pop punk (meme si la principale influence est Number Girl, groupe dont je parlerais forcément un jour). Ou Plastic Tree, groupe mutant entre Visual Kei, shoegaze et pop rock. L'esthétique shoegaze aussi bien celle de la musique/clip que de ceux qui l'a font a aussi marqué le Japon. Les clips semblables aux séquences hallucinés de Pique-nique à Hanging Rock, les espaces vides ou épurés, ou les projections de motifs/couleurs/images 8mm sont aujourd'hui récurrentes dans le rock alternatif japonais. Le son du shoegaze s'est également transformé pour devenir une sorte de rêverie lente dont seuls des groupes avec un fort "univers" ont pu se démarquer.

Par exemple Marching Band de AKFG (avec un très beau clip):


ou Plastic Tree (avec son leader Ryutaro Arimura esspèce de Thom Yorke japonais qui ne vieillit pas):


Mais les deux voies offertes par les groupes initiateurs du mouvement ou du moins, étendard, vont révéler des disciples vers la fin des années 2000. Les jeunes gens qui écoutaient cette musique à la fin des années 90 sont enfin en age de se faire entendre, et ils vont utiliser "le mur du son" pour cela. Dans le même temps un autre groupe qui n'était connu que des observateurs pointilleux se fait une place sur la scène internationale, Boris. Le groupe qui était largement connu dans la scène underground japonaise se fait un nom en participant à la musique du film de Jim Jarmusch, Limits of Control. Les disciples du mouvement et Boris (qui est bien trop éclectique pour être un simple groupe de shoegaze) vont être le moteur du revival shoegaze qui touche le Japon depuis les années 2010.

On peut compter parmi les disciples de groupes comme Lemon's Chair qui revient à l'origine contemplative et introspective du mouvement:


Ling Tosite Sigure qui un peu comme Boris est très éclectique et assez inclassable:


Plastic Girl in The Closet qui surfe aujourd'hui  sur l'héritage twee et propret du mouvement:


The Novembers, groupe d’esthètes qui s'assument aujourd'hui et sont présents dans le monde la mode japonais:


Ou Mass of The Fermenting Dregs qui est un groupe fondé sur des figures féminines (qui sont très présentes dans le genre au Japon):



Il en existe encore tant le mouvement a déchaîné les passions, néanmoins très peu sortent de l'underground ou survivent dans le système japonais. La persistance du mouvement au Japon est telle qu'en 2013 sort le Yellow Loveless qui annonce le revival du genre qui n'a jamais vraiment disparu dans contrées nippones. Le concept est simple, des groupes étendards de la scène shoegaze japonaise reprennent des chansons de l'album éponyme de 1991 pour accompagner la sortie du dernier album de My Bloody Valentine ( des groupes comme Boris ou le groupe féminin de grunge Shonen Knife) .



Couverture de l'album, Yellow Lovelesse (2013)// Couverture de l'album Loveless (1991)

Bien plus qu'un simple hommage, le Japon se place comme une terre de shoegaze sur la carte de la musique mondiale voire le dernier bastion du genre. Dès lors, le revival shoegaze (qui n'est pas le seul revival qui touche la musique alternative japonaise des années 2010) prend de l'ampleur. Bien sur ce n'est plus la même énergie qu'il y a 20 ans, le genre a évolué à travers les ajouts des groupes divers et des mouvements esthétiques qui ont marqué le début de siècle. Il reste quand même dans ces groupes une base commune, une volonté de se perdre dans les sons et les rythmes, dans une poésie abstraite ou les mots résonnent autant que les distorsions. Meme si le revival bat toujours son plein depuis 2012, quelques groupes se sont démarqués.

Heavenstamp qui est influencé par le rock anglais contemporain en général aussi bien le shoegaze que par The Libertines ou la Britpop des 90s par exemple [d'ailleurs pas mal de groupes que j'ai cité enregistrent en Angleterre/Europe ou fréquentent des producteurs anglais/occidentaux] :


Itsue avec la voix envoûtante de sa chanteuse Mizuki, qui travaille un geste romantique un peu comme des Naomi Kawase du shoegaze:


Haruka To Miyuki qui comme son nom l'indique est constitué de deux jeunes femmes, Haruka et Miyuki. Elles explorent des sonorités plus pop à travers des récits de mélancolie et de solitude urbaine:


Et puis il y a mes favoris, Kinoko Teikoku. Le groupe se perd et se retrouve à travers des sons qui sont ouvertement pop et d'autres très rigoureux et mystérieux.


Il existe facilement une vingtaine de groupes qui sont aussi intéressants voire plus. Et même une frange de la musique indé/alternative japonaise inclassable qui sait autant faire de la pop "easy-listening" qu'une musique beaucoup plus complexe (dont du shoegaze des fois), comme Shinsei Kamattechan, 0.8 syooogeki,   RADWIMPS ou Galileo Galilei. Meme si j'ai beaucoup écouté ces groupes, ils n'ont pas vraiment ponctué mon voyage dans le shoegaze japonais et ils sont bien trop éparpillés. Il existe également un mouvement de groupes de filles comme SHISHAMO, Tricot ou récemment Comezik, voire Wakusei Abnormal qui s'étalent sur différents genres ou empruntent des sonorités ici et là, selon les chansons et les albums. Il y a toujours cette mutation dans la musique "pop" japonaise qui va jusqu'à affecter des mouvements aussi installés que le shoegaze. C'est ce type d'incident que mon voyage dans la musique nippone me pousse à chercher, le shoegaze n'étant qu'une voie d'accès parmi des dizaines. Et pour en finir sur le mouvement, le shoegaze au Japon, c'est un peu comme une brise de fin d'été qui revient avec plus ou moins d'intensité, plus ou moins de fraîcheur, mais c'est toujours bon de la retrouver.


mardi 7 mars 2017

I-dolls Part II: Les reines excentriques de la pop nippone.

La culture pop japonaise regorge de figures féminines mythiques que ce soit dans le cinéma, le manga, et bien sur, la musique. Cette dernière est également touchée par la transversalité des univers et esthétiques nippons qui passent d'un art à l'autre, d'un médium à l'autre. Il existe donc des figures de la musique pop japonaise qui sont à la croisée des influences des mouvements aussi bien de leur temps que d'une sorte de tradition excentrique.

Dans mon voyage, la plus vieille incarnation de la reine excentrique et celle qui a le plus influencé la pop nippone, c'est Jun Togawa. Depuis la fin des années 70, elle secoue la pop à travers ses différents groupes, collaborations et albums. Elle revendique des influences occidentales aussi bien qu'une culture pop (voire Otaku) des différentes décennies qu'elle a traversé. En Occident, ce serait un mélange entre Kate Bush, Debbie Harry et Siouxsie Sioux. Dans les différents groupes dont elle a fait partie, les deux plus célèbres sont Yapoos et GUERNICA. Jun Togawa fait le pont entre la pop, la musique expérimentale et électronique (notamment avec Yoshihide Otomo ou Susumu Hirasawa) , le rock et même le disco. C'est une touche à tout, une figure de l'underground nippon qui n'a pas de frontières. Jun Togawa à l'image des héroïnes de manga ou de cinéma a embrassé l'esthétique des époques qu'elle a traversé toujours de manière pertinente et décalée.

Son classique Virgin Blues:



Chanson énigmatique sur la perte de la virginité à travers des symboles qui rendent le tout assez fascinant, elle joue sur l'évocation du sang comme un liquide (l'alcool), une couleur (celle du drapeau), un bruit (celui des pas des militaires...). Jun Togawa s'affirme dans un mouvement punk, donc dans une moindre mesure, critique voire politique.

Dans Barbara Sexeroid (avec le groupe Yapoos), elle imagine la vie mélancolique d'un androïde qui serait destiné au sexe. Blade Runner qui sort un an avant la sortie de la chanson (1983 pour le premier album de Yapoos) est clairement l'influence, le mot "replicant" est d'ailleurs présent.

Jun Togawa c'est ça:


1984







1989

et aussi ça:

Jun Togawa et Nobuyoshi Araki


. Dans la periode 80s/90s, il y a également Akina Nakamori. Contrairement à Jun Togawa, c'est une véritable Idol dans les règles de l'art, elle chante pour les fêtes et événements, elle est la fille des plateaux télé et des reprises, des chansons de films ou d'anime. Son physique et sa voix grave font qu'elle peut passer de jeune femme modèle à femme fatale en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Ces deux éléments expliquent aussi sont succès à l'internationale. Elle a aussi joué avec les modes et les styles des époques, jusqu'à aujourd'hui. 
Shojo A est son second single, celui qui la révéla en Asie, et qui l'accompagne toujours. Une chanson simple qui raconte le trouble d'une jeune fille de 17 ans qu'on ne remarque pas, une fille anonyme, Shojo A. Nakamori fait le reste.

Puis la jeune fille qui n'est plus anonyme, laisse place à une femme qui chante sa passion brulante:

Elle pousse le jeu avec sa plastique et sa féminité exacerbée jusqu'à en épouser une certaine excentricité en vieillissant:

Akina Nakamori était aussi une figure de la jeune femme japonaise moderne dont le style et la plastique ont inspiré les mangaka de l'époque (notamment Izumi Matsumoto).







A la fin des années 90, des nouvelles reines excentriques prennent la relève. Elles s'opposent dans leur style mais sont en fait une vision complémentaire de ce nouveau millénaire. La première est la désillusion, la mélancolie, l'énergie chaotique, j'ai nommé Shiina Ringo. La seconde est électrique, futuriste, pop et harmonieuse, j'ai nommé Utada Hikaru.

Shiina Ringo n'a pas vraiment d'équivalent dans la période en Occident (quand j'y pense...), on pourrait néanmoins l'associer à une sorte de figure rock entre PJ Harvey et Courtney Love, à ses débuts. Shiina Ringo est un personnage qui semble avoir digéré le Japon que décrit Ryu Murakami et une culture rock occidentale, elle est cet espèce d'ange déchu (elle a même subi une opération dans sa jeunesse à cause d'une malformation qui lui ont laissé des cicatrices semblables à des ailes dans le dos...) qui vient révéler les travers et la tristesse de la modernité japonaise à travers une écriture intime. La jeune femme ne semble parler que d'elle, mais c'est tout une génération qu'elle dépeint depuis sa ville de Fukuoka. A l'instar du groupe dont elle est fan absolue, Number Girl, Shiina Ringo explore sans filtre les désillusions de la fin du siècle et surtout accompagne le chaos du prochain.
Alors âgée d'à peine  19 ans, la jeune femme déclare son amour pour le quartier des plaisirs et s'auto-proclame reine de Kabukicho dans son premier album Muzai Moratorium. Elle devient instantanément la nouvelle reine excentrique de la pop:

Elle persiste et signe l’année suivante (2000) avec son album Shouso Strip  qui est l'album étendard de son univers et son esthétique. On passe de la  jeune fille fleur bleue à la femme désabusée. A l'image de la chanson Tsumi To Batsu (Crime & Châtiment), une ballade entre sexe et solitude.

Comme pour les figures précédentes, Shiina Ringo va aussi marquer la pop culture japonaise par sa plastique et son esthétique inspirées de divers mouvements underground. Elle inspire autant les groupes de rock/métal tel que Maximum The Hormone que les auteurs de Gainax ou bien meme le cinéaste Shunji Iwai. En 2004, elle est également fondatrice d'un groupe jazz, Tokyo Jihen.

Shiina Ringo de 98 à nos jours:



Shiina Ringo par Araki en 98











Utada Hikaru s'adressait à un autre public. Celui qui a la tete dans les étoiles et dont le futur est plein de promesses, ceux qui passent leur temps à regarder des anime et jouer aux jeux vidéo. Utada Hiraku s'affirme donc comme la reine des otaku pop. Si Shiina Ringo était la reine de Kabukicho, Utada Hikaru serait la reine de Akihabara. Mais comme je l'ai dit précédemment , les deux figures se complètement et brassent l'ensemble de la jeunesse japonaise dans leur mouvement. Les jeunes désabusés, et les jeunes rêveurs. Utada Hikaru ou Hikki pour les fans, débute en 98 comme Shiina Ringo. Alors que cette dernière dépeint le blues du nouveau millénaire avec des guitares stridentes et une écriture à la Murakami, Hikki propose du R&B langoureux (en même temps, Hikki est une "fille de", contrairement à Shiina Ringo, elle n'a pas à s'imposer ni rien à prouver). Le ton est donné, on se sent bien chez Hikki, on cherche du réconfort. Son premier album solo est l'album le plus vendu de tout les temps au Japon, First Love. Mais l'image mythique et excentrique de Hikki vient avec la rencontre de Kazuaki Kiriya (oui, le réalisateur derrière Casshern ou Goemon qui a fait de l'expérimentation numérique sa marque de fabrique) qui fut son compagnon. Il façonne l'image futuriste et onirique que Utada Hikaru porte jusqu'à aujourd'hui auprès du grand public à travers des clips expérimentaux.
On peut noter le légendaire Hikari que Chantal Akerman devait apprécier. Hikki fait simplement la vaisselle en chantant pendant 4min:

ou le clip mutant Passion, Kazuaki Kiriya passe de l'animation aux CGI puis à des décors en dur, l'univers de Hikki est virtuelle, virtualité ou se réfugie ses fans dans un monde beaucoup trop sombre pour eux:

C'est justement sa présence virtuelle dans le jeu vidéo Kingdom Hearts (création de Tetsuya Nomura, oui encore lui !), jeu ou les univers de Final Fantasy se mêlent à ceux de Disney, que Hikki touchera le cœur d'une génération au-delà des frontières nippones. Elle signe la chanson qui introduit la première cinématique du jeu, aussi bien dans l'épisode 1 (Simple & Clean) que dans l'épisode 2. Je préfère l'épisode 2:

Utada Hikaru s'impose ainsi dans la pop culture mondiale. Son monde futuriste excentrique nourrit l'imaginaire d'une génération qui refuse la noirceur du réel, alors que les fans de Shiina Ringo l'explorent. Aujourd’hui  l'influence de Utada Hikaru se ressent chez les nouvelles idol comme Ayami Muto ou Eir Aoi. Bien sur, il y en avait d'autres comme Ayumi Hamasaki ou Tomoko Kawase. Mais les deux reines excentriques qui ont marqué les années 2000 sont bien ces deux femmes. Elles vont même jusqu'à finalement se compléter dans le dernier album de Utada Hikaru, avec un clip ou elles se confondent;

Utada Hikaru & Shiina Ringo

Dans la même période je me suis intéressé à une autre Idol dont l'existence est minuscule à l'aune des deux figures précédentes. Mais elle est d'autant plus fascinante car elle annonçait en quelque  sorte les mini-Idol/bloggueuses dont seuls les otaku hardcore connaissent  l'existence en écumant les salles de Akihabara, cette femme c'est Haruko Momoi. Halko est une seiyu (une doubleuse dans les anime) et une chanteuse, mais son existence sur la scène nippone consiste à 60% à reprendre des chansons d'anime, un peu comme Shokotan aujourd'hui (Shoko Nakagawa). Elle est le symptôme de l'idolisation insidieuse qui frappera le Japon avec l'arrivée de AKB48. C'est d'ailleurs une de ses chansons qui est la chanson "hantée" de Suicide Club de Sono Sion, Mail Me.

Chose étrange, Halko semblait deja trop agée à l'époque pour camper ce genre de personnage et pourtant, elle s'affiche en cosplay en tout genre dans des concerts et des expos durant les années 2000, comme si elle vivait en dehors du monde. Halko vit le fantasme de ses fans. C'est une éternelle seifuku girl, une éternelle magical girl, une éternelle héroïne des anime dont elle est la voix. Elle préfigure les idol des années 2010 qui sont partout, car elles se sont greffées dans l'imaginaire de leur fan. Il y a quand même quelque chose de très mélancolique chez Haruko Momoi.

Les années 2010 se construisent dans l'exagération, et la transcendance des figures des années 2000. Pour ma part, il y a 3 ou 4 figures. Ma préféré est celle de  Seiko Oomori. La jeune femme a su se distinguer par ses textes crues dans une ambiance pop et kawaii. Elles parlent de sexe, de désir, du regard des hommes et de l'aliénation,la pression du système (machiste) japonais. Elle dénonce la condition féminine au Japon sur un ton sucré et joyeux. C'est la descendante directe de Shiina Ringo, elle est seule avec sa guitare. C'est elle contre le monde. C'est son monde. Elle déverse une énergie punk dans un univers rose bonbon. Toute sa discographie suit ce mouvement, entre folk satirique et rock cathartique. Un peu comme BiS.
La chanson Magic Mirror (de son avant dernier album TOKYO BLACK HOLE) est un très bon exemple de l'esprit Oomoriesque et le clip également:

Le refrain serait un manifeste de sa démarche artistique:
"Mon rêve est de rassembler tous les morceaux d'une vie déchirée et maladroite que vous avez jeté, et d'en faire un miroir géant. Ensuite je vous montrerai, le monde merveilleux que vous avez crée."

Cette douce subversion est présente dès ses débuts:

Comme beaucoup d'artistes de sa génération, Seiko Oomori n'en reste pas à la musique. Elle fait des live comme des performances ou des happenings dans les rues de Tokyo. Elle construit ses décors, et des œuvres plastiques. Elle est également au cœur de la scène underground tokyoïte avec des collaborations et des featuring de tous les cotés. Elle est également à l'origine d'un film qui est constitué de ses clips, Wonderful World End.


La couverture de l'album Shouso Strip de Shiina Ringo (2000) // La couverture de l'album Mahou ga tsukaenai nara shinitai de Seiko Oomori (2013)

Dans un mouvement beaucoup plus noise, beaucoup plus brut et proche de Jun Togawa, il y a Mariko Goto. C'est une boule d'énergie pure qui diffuse le chaos dans un geste jubilatoire et jazz. Chanteuse du groupe Midori, la jeune femme se fait un nom dans la scène underground par son jusqu’au-boutisme qui résulte autant d'une expression artistique sincère que des problèmes mentaux qu'elle subit. C'est une figure incontrôlable, entre la sueur et le sang.


Elle quitte le groupe Midori pour des raisons que la raison ignore et se lance une carrière solo. Insaisissable, elle s'adonne aussi à jouer chez un cinéaste qui l'est tout autant Hiroshi Ishikawa, en campant son propre personnage dans l'excellent Petal Dance.


Mariko Goto dans Petal Dance

Mariko Goto est une force.

Une force en péril.

Elle a un peu disparu de la circulation, les fans s'inquiètent. Personne ne sait ou est Mariko Goto. Personne ne sait ce qu'est Mariko Goto. Malheureusement.


Mariko Goto & Seiko Oomori

Bien sur l'une des figures est l'inénarrable Kyary Pamyu Pamyu. Son univers faussement kawaii et sa plongée dans l’aliénation d'une génération donne le vertige. Néanmoins, la jeune femme oscille entre l'idol parfaite et un espèce de monstre mystérieux qui fascine au point que les médias nippons se demandent si son tour de poitrine ne serait pas le même que celui de la gravure Idol (modèle érotique) Dan Mitsu. Kyary est un peu l'expression des paradoxes de son temps. Figure fashion qui se moque de la mode, poupée virginale qui ne cesse de jouer avec les symboles dans ses apparitions. Mais elle laisse doucement la place au nouveau phénomène, celui de Kuromiya Rei. La jeune fille d'à peine 16 ans a déjà une carrière de modèle dans un type de photographie qui est totalement interdit dans nos contrés pour les mineures...Elle a quand même su jouer de cette image pour commencer une nouvelle carrière dans la musique avec le soutien de URBANGARDE, ou encore de Seiko Oomori, tout en continuant l'OVNI qu'est LadyBaby. Comme les femmes qui l'ont précédé, elle s'empare de cette hargne propre aux femmes japonaises (surtout qu'elle a subi les affres de cette société très jeune...) pour l'infuser dans sa musique et son imagerie. Il en résulte une énergie punk qui semble autant exprimer un désespoir contemporain que la perte de repères à l'aune d'une virtualité omniprésente.

Bref, de Jun Togawa à Kuromiya Rei, les reines excentriques de la J-pop continuent de se passer le flambeau, avec brio. En 40 ans, elles ont façonné la pop culture japonaise,mondiale,avec le succès grandissant de nouvelles figures et la mythification des anciennes, les reines excentriques ont encore de beaux jours devant elles.


Cependant, les femmes excentriques, les idols ne sont pas exclusives au Japon. Un pays voisin à aussi inonder la pop culture asiatique de ses figures, et domine aujourd'hui la pop mondiale. Bientôt la partie III, au pays du matin calme.