vendredi 24 février 2017

Visual Kei et dérivés: Confession des masques

De prime abord, le Visual Kei c'est un rock sirupeux fait par une bande de types qui ressemblent à des filles qui semblent habillées comme des garçons ou l'inverse. Inquiétante étrangeté. Mais c'est un petit peu plus complexe que ça. En fait, c'est surtout le résultat inopiné de divers influences. Le Visual Kei et les styles dérivées sont un mélange de plusieurs choses: attitudes tirées du Hagakure, Théâtre Kabuki, Glam Rock, Post-punk, Littérature gothique, Imaginaire du Heavy Metal et du Black Metal,  Folkore Japonais (aussi bien les contes que les légendes urbaines) et une Europe du 18-19ème siècle fantasmée (surtout La France et l'Allemagne). On pourrait caricaturer en disant que l'influence occidentale explique la musique et les vêtements, et l'influence japonaise la structure du mouvement (l'absence de femmes, les paroles, l'attitude...). Mais c'est toujours plus complexe, et les ponts qu'a crée le VK entre les cultures et les images ne permettent plus de dissocier les cultures.  Le Visual Kei propose une expérience ou l'esthétique est prédominante. Le sens importe peu, il est surtout question de sensations, voire de simples impressions. Littéralement Visual Kei signifie "style visuel".

Je suis le mouvement depuis plus d'une dizaine d'années, j'ai grandi avec. Ca commence avec les openings d'anime puis on y prend gout. Bref, contrairement à mon expérience avec le monde des idol, j'ai eu la diligence d'écouter les groupes dans l'ordre chronologique avant de choisir mes groupes ou périodes préférées. Aujourd'hui, je ne suis plus que deux groupes. Peu importe, à l'origine, il y a X-Japan:

X-Japan est le groupe visual originel. Ils ont imposé l'exubérance et le romantisme exacerbé qui sera la base du mouvement. Leur succès est tel qu'ils sont connus à travers l'Asie puis le monde. Un peu comme Gun'N'Roses, ils ont un succès populaire à travers des ballades et des slows mais gardent quand même une image "agressive", et délétère. Ils fondent la première génération du Visual Kei, mais portent toujours la singularité des pionniers. Ils sont tellement étrange qu'ils font appel à un maître en la matière pour réaliser un de leur projet. David Lynch réalise un clip (qui n'a jamais été diffusée) pour le groupe et une publicité:

Deux autres groupes marquent la première génération. Luna Sea et Buck-Tick. Le premier est dans le sillage de X-Japan avec un gout pour l'onirisme et l'harmonie beaucoup plus marquée. Comme X-Japan ils oscillent entre une mélancolie proche de la scène Batcave et des morceaux plus sirupeux qui évoquent Scorpion. Le second m'a vraiment intéressé et j'y replonge souvent.

Buck-Tick offre l'autre facette du Visual Kei, la facette dominante. L'onirisme coloré, laisse place à une introspection baroque qui fait écho à Bauhaus ou The Sisters of Mercy. Le caractère androgyne qui sera l'étendard du mouvement prend forme et l'esthétique cauchemardesque aussi. Buck-Tick ouvre les années 90 à la seconde génération avec un single bien nommé "Aku no Hana" (Les fleurs du Mal).

Il y a deux groupes qui ont marqué la seconde génération dans mon cheminement. D'abord, il y a Malice Mizer. C'est le descendant direct de X-Japan et Luna Sea. Ils vont épouser le romantisme de ces groupes, et retourner aux origines de ce dernier. Leur gout pour l'Europe définit leur musique et leur style. Ils s'habillent comme l'aristocratie du XVIIIème siècle, font des clips qui s'inspirent du gothique anglais et du romantisme puis de expressionnisme allemand, et des shooting pour les magazines avec des tenues militaires de l'ère Showa. Malice Mizer ancre également le style androgyne comme une norme du Visual Kei. Mana, le leader cristallise les thèmes et les obsessions du mouvement, on ne peut d'ailleurs pas discerner si c'est un homme ou une femme.  Malice Mizer va explorer les extrêmes des esthétiques qu'il convoque jusqu'à en épouser le kitsch ou le mauvais gout. Ils vont jusqu'à l'Ero-guro ou au Kinbaku, ce qui popularise un sous-genre, Angura Kei. Le groupe va également révéler Gackt, qui est aujourd'hui une icone rock  à l'aura vampirique.
Gackt simulant un hara-kiri en tenue militaire.

Kozi qui semble sortir d'une planche de Maruo.

Mana en mode Kinbaku

Malice Mizer reste le modèle de subversion esthétique que beaucoup de nouveaux groupes rêvent d’être. Il suffit de voir les groupes actuels pour constater que la figure de Mana reste un horizon indépassable, souvent imitée...bêtement imitée. Et celui-ci est d'ailleurs à la tete d'un autre groupe, Moi Dix Mois, est une sorte d'ego-trip ou Mana explore les facettes de son monde de princesse des ténèbres. Comme si Danny Elfman et Goblin faisaient la musique d'une adaptation de Lewis Caroll par Pierre et Gilles, c'est pas forcément une bonne idée. Bref, pour en finir avec Malice Mizer, ils ont également fait un film qui est une somme de clips. Je crois qu'on y raconte la mort d'une jeune femme dans un manoir puis il y a des histoires de vampires et de fantômes. Malice Mizer a influencé l'ensemble de la pop culture japonaise voire de la pop culture mondiale car le style singulier du groupe n'a pas laissé d'autres créateurs indifférents. Tetsuya Nomura a la vingtaine dans les années 90, A l'instar du groupe dont il est fan, et surtout de son chanteur Gackt, il marque la décennie de son style particulier dans le légendaire Final Fantasy VII. Alors qu'une autre star du Jeu Vidéo, Hideo Kojima, révèle son gout pour la pop culture occidentale et Joy Division, Tetsuya Nomura va accompagner cet onirisme du chaos qui est propre au Japon et va le transmettre dans ces jeux. Le personnage de Sephiroth semble sortir d'un clip de Malice Mizer, et son design fait écho à des tenues du groupe en live. D'ailleurs la fameuse scène ou il descend du ciel qui revient souvent dans l'imagerie propre à FF VII pourrait être inspirée par ce live:


Tetsuya Nomura rend hommage à Gackt en modélisant un personnage à partir de son visage, Génésis, l'antagoniste de Final Fantasy VII: Crisis Core. Le personnage porte également le caractère mélancolique et baroque de l'original. Génésis est à l'origine des événements de FF VII, la boucle est encore une fois, bouclée.

L'autre groupe mythique de la seconde génération est Kuroyume. Ils rompent avec la grandiloquence du mouvement pour mettre en évidence l'érotisme et un spleen désabusé des années 90. C'est un peu la réponse Visual Kei au grunge ou à la britpop. Il y a quand même quelque liens entre Kuroyume et Buck-Tick, comme le gout pour une étrange sobriété, pour une épure dans leur geste aussi bien musicale que visuel. Kuroyume n'est pas à l'opposé de Malice Mizer mais un fossé sépare les deux groupes. Kuroyume est ancrée dans la réalité japonaise, et en propose une vision éthérée voire évanescente. Le groupe repose sur le charisme de son chanteur, Kiyoharu. Ce dernier est une entité lascive qui peut faire penser à Iggy Pop dans une moindre mesure. Le groupe met en scène une espèce de relation homoérotique entre Kiyoharu et le bassiste HITOKI (idée qui sera reprise par les groupes de la 3ème génération qui pousseront alors le fan service très loin dans ce genre de représentation qui évoque le Shudo...).Meme s'il y a peut-etre une véritable relation entre les deux hommes, Kuroyume pose les bases en ce sens du Visual Kei contemporain. Leur influence est telle qu'un album cover en hommage au groupe sort en 2011, FUCK THE BORDERLINE, on y compte aussi bien des grands groupes de la 3ème génération (The Gazette, SID...) que des groupes de rocks "conventionnels" célèbres au Japon (Plastic Tree, Abingdon Boys School...). Kuroyume à la particularité d’être autant un groupe de rock indé/métal qu'un groupe de Visual Kei, et cela à tous les niveaux. Ils préfigurent Dir En Grey.
Kuroyume c'est ça:


Mais également ça:


Certes, il y avait Glay, l'Arc-en-Ciel, et puis les artistes solos. Mais ils ne m'ont pas spécialement marqué. Kuroyume se séparent, ils forment SADS, puis ils font un comeback en 2014. Le groupe a popularisé une version urbaine du Visual Kei, moins fantaisiste. Ils ont aussi abordé des thèmes plus prosaiques, la drogue, la solitude, la désillusion...Des thèmes plus contemporains. Le groupe ne vendait pas un spleen fabuleux, mais catalysait les maux de leur temps. Le Visual Kei a le vent en poupe à la fin des années 90 et au début des années 2000. Gackt et Hyde (leader du groupe l'Arc-en Ciel) sont à l'affiche d'un film sur mesure, Moon Child de Takahisa Zeze.


Le film est un objet bizarre qui évoque Matrix, Blade, Entretien avec un vampire et Dead or Alive II. On suit une romance vampirique entre deux hommes (de l'enfance à la mort) qui dirigent un empire mafieux mais qui se retrouvent ennemis à cause de leur condition vampirique. Fan Serivce à foison, expérimentation numérique et j'en passe, Moon Child reste un objet intriguant. Le cinéma sert de pont entre la 2nd et la 3ème génération. Du moins, les groupes qui l'expriment le mieux sont liés au cinéma pour ma part. Dir En Grey et The Gazette.

Dir En Grey est un condensé du chaos inhérent au mouvement. Alors que les autres groupes exploraient des tendances ou tentaient de voguer dans un onirisme divertissant, Dir En Grey embrasse l'enfer. Le groupe veut exprimer les travers et les malaises profonds de la société japonaise, de l'avortement aux hikkikomori en passant par les tueurs en séries. L'esthétique infernale caractérise le groupe. Un peu comme dans le film de Nakagawa, le groupe ne cesse de donner des visions différentes de l'enfer sur terre. Ils s'inspirent également du renouveau du cinéma d'horreur japonais dans le V-cinéma, pas vraiment de la J-horror, mais plus de Guinea Pig, d'un courant plus extrême. Ou bien des films de Miike ou Hisayasu Sato. Ils travaillent un gout pour le lugubre, le glauque et le morbide ne laissant très peu de places à l'érotisme ou à la rêverie.En 2003, ils sortent un clip mythique, Obscure. La légende dit que  Takashi Miike est l'homme derrière le clip.


Au-delà du grotesque et de l'horreur le groupe se place sur l’échiquier politique à l'instar des groupes de Angura Kei, c'est une chanson anti-avortement. Ce sous-genre est réputé pour contenir des groupes réactionnaires ou anti-occident. Dir En Grey joue avec ce flou qui lui permet de justifier ses outrances. Meme si le groupe est aujourd'hui chez Sony, la forte direction artistique et politique qu'impose le leader Kyo, laisse planer le doute. Ainsi l'esthétique de Dir En Grey n'est pas innocente comme c'est le cas pour les générations précédentes, le groupe inscrit son style dans une vision très contemporaine du Japon. Il est une voix de la souffrance moderne et le revendique aujourd’hui plus que jamais. Leur musique est donc plus agressive, plus proche du hardcore ou du métal que des mélodies sucrées d'il y a 20 ans.



J'ai beaucoup écouté Dir En Grey (l'album Uroboros est un monument du VK), néanmoins le groupe qui exprime le mieux le VK contemporain et la 3ème génération est The Gazette. Le groupe fait l'exploit d'allier la fantaisie des débuts dans des proportions raisonnables tout en jouant sur le raffinement qu'avait apporté Kuroyume (qui est leur principal influence). Ils explorent différents styles sans en montrer l'absurdité ou tomber dans le kitsch. Comme pour Dir En Grey, le groupe est porté sur une description cathartique du malaise de la société japonaise, Modern Life is Rubbish comme diraient les anglais. The Gazette jouent avec les influences dans des gestes maniéristes captivants. Et contrairement à Dir en Grey, ils assument l'androgynie intrinsèque au VK et surtout l'érotisme dérangeant.

Ils tentent l'esthétique J-horror et Cyberpunk en vogue à leur début (ils intègrent même le cri de Kayako en filigrane) :


Puis vont revenir au romantisme sombre en signant une chanson pour le film APT du coréen Ahn Byeong-ki:


Faire une performance mythique pour conter l'histoire du meurtre et des souffrances de Junko Furuta avec leur chanson Taion:


Et surtout retourner au glam:


The Gazette est le groupe qui sait le mieux jongler avec l’éclectisme du mouvement. Ils apportent leur touche en ajoutant la musique électronique ou en introduisant le rap dans le Visual Kei. The Gazette s'avère être encore aujourd'hui, 15 ans après leur début, le meilleur groupe de sa génération voir l"un des meilleurs du mouvement. La longévité du groupe n'est pas un hasard, elle correspond également au début de l’intérêt des occidentaux grâce à internet à ce mouvement. Le Visual Kei est donc assez fédérateur dans le sens ou il propose des expériences purement esthétiques dont l’accessibilité est universel. Meme si les groupes ont cherché du sens, comme Dir En Grey à travers des prises de positions ou meme The Gazette qui a fait des chansons pour un Japon "pacifique", l'onirisme ou le chaos symbolique ne quitte jamais vraiment le mouvement, il s'ancre juste dans un zeitgeist qui n'est pas très joyeux. Les groupes de la 4ème génération peine à percer puisque les gyaru (groupies) se désintéressent vite des groupes qui n'ont qu'un succès temporaire sur Internet.

Mais le VK n'est pas mort. Un groupe a attiré mon attention malgré tout. AvelCain est un groupe des années 2010, qui m'a intrigué avec un court-métrage/clip estampillé J-horror. Le leader du groupe, Karma se met souvent en scène avec des poupées. Le groupe quitte également les zones urbaines ou le gothique occidental pour réinvestir le folklore japonais en allant dans les forets ou justement en mettant en avant les poupées japonaises (qui portent toute une mythologie). Le renouveau du VK serait ironiquement, "un retour au source", alors que le mouvement a toujours brouillé les pistes. En attendant une nouvelle génération...




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